Chers frères et sœurs en Christ,
J’ai longtemps espéré avoir le temps de vous visiter, mais les récents événements locaux me conduisent à repousser ce projet. C’est pourquoi cette lettre, en attendant de vous rencontrer à l’occasion de ma prochaine venue en Europe.
Ces derniers mois, mon bien-aimé pays, le fameux « Sweet Land of Liberty », ne fait plus rêver lorsque des gosses s’y voient séparés de leurs parents. Cela réveille en moi une mémoire enfouie, celle de ces enfants noirs vendus séparément de leur famille. Par ailleurs, je suis attentivement les développements de la crise migratoire à laquelle vous êtes confrontés.
Et à chaque fois, même constat, même stupeur, même incompréhension. Où sommes-nous, sur quel terrain agissons-nous puisque l’Évangile qui nous tient tant à cœur n’a pas l’air de concerner ces situations ? Que se passe-t-il en notre for intérieur ? Jusqu’à quand resterons-nous voyeurs de l’injustice au lieu d’en être les témoins ? Je vous l’avoue, j’ai mal à l’Église, tout comme dans les années 1960 où 11 h le dimanche m’apparaissait, sous un vernis religieux, comme l’heure la plus raciste de mon pays.
THERMOMÈTRE ou THERMOSTAT
J’ai beaucoup rêvé – on me l’a assez reproché –, mais rêve encore que l’Église chrétienne ne soit pas une simple société appelée à indiquer comme un thermomètre la température de notre monde. Elle doit jouer un rôle de thermostat et refuser de continuer à proférer de belles paroles qui ne lui coûtent rien. Qu’elle cesse de prier « Que ton règne vienne » tant qu’elle ne s’engage pas à donner corps et chair à ses intentions, jusqu’à ce que paix et justice s’embrassent.
Que l’Église arrête de débattre de foi et de politique, au lieu de relire les prophètes qui ne s’embarrassaient pas de telles arguties. « Que la justice coule comme un torrent » : voilà une parole limpide, qui exige, il est vrai, du courage de notre part pour que le message dépasse la rhétorique.
« Y A QU’À » ET « IL FAUT QUE »
Alors, plutôt que de servir aux instances politiques des « y a qu’à » ou des « il faut que », nous, Églises chrétiennes, devons appeler nos membres à laisser Dieu les bousculer pour qu’ils ne prononcent plus le mot amour tant que celui-ci n’infusera pas, concrètement et à grand prix, leur agir.
Le temps n’arrangera
pas les choses. C’est un mythe. C’est au contraire notre devoir d’aider le temps et de comprendre que c’est toujours le bon moment d’accomplir le bien.
OÙ ÉTAIS-TU ?
L’Église ne vit que par la grâce étonnante de notre Dieu « capable d’ouvrir un chemin là où il n’y en a pas », comme le chante ma tradition. Aussi lui doit-elle obéissance et service, au risque de perdre son âme. Un jour, elle fera face au Dieu de l’Histoire. Elle mentionnera certainement ses campagnes d’évangélisation, se targuera d’avoir mis la Bible à portée de tous, se vantera de…, mais je crains fort qu’elle n’entende une voix lui répondre : « C’était insuffisant ! Où étais-tu lorsque Trayvon Martin se faisait descendre comme un lapin ? Lorsqu’Aylan s’est échoué sur le rivage de Bodrum ? Lorsque j’ai eu faim ? Lorsque je me suis retrouvé une fois encore sur les routes… ? Où étais-tu ? »
Mes bien-aimés en Christ, je vous le concède, je n’ai pas lu les dernières publications en théologie, mais je sais que ces gosses séparés de leurs parents, comme tous leurs grands frères et sœurs embarqués sur l’Atlantique, nous parlent. Qu’attendons-nous pour leur répondre ?
Fraternellement en Christ,
Martin
P.S : Cette lettre de Martin Luther King (1929-1968) est bien sûr fictive et n’engage que son rédacteur, Serge Molla, pasteur réformé en Suisse romande et auteur de Martin Luther King, prophète (Genève, Labor et Fides, 2018).